mardi 5 mars 2013

... tracts


    Six heures quarante-cinq. Gare d’Orléans. Ce n'est pas une habitude. Mais depuis toutes ces années que j'observe notre monde, en me demandant quoi faire ?  Là, j’y suis bel et bien dans le concret. Et quel concret : le froid, la nuit, l'abrutissement sonore des annonces... et une sensation de solitude dans ce hall immense, cathédrale d’un vide sidéral. Je suis dedans et dehors, juste à l'entrée principale. Sur le trottoir, une forme, des sacs poubelle. Non ... c'est autre chose. C'est quelqu'un
sous une couverture ! Un homme est couché là. Le pire des endroits. Dans le passage de ceux qui entrent ou sortent, à un mètre de l’avenue de Paris. Il y a une vapeur au-dessus de lui. D'où vient-elle ? Geste ultime d'une misère qui s'exhibe pour provoquer la vie ? Lui se frottant à la mort et nous... à la vie ? Chacun dans son rôle, dans ses semblants. J'hésite à bouger. Lui ne bouge pas, il attend autre chose. En fait, la distance qui nous sépare est infime. Cette distance que moi, par chance, j'arrive à tenir, avec ces limites. Que dois-je faire face à ce geste délibéré ? Je distribue mes tracts. Une jeune femme passe et lève les yeux sur moi. L'espace de deux ou trois secondes, ses yeux semblent chargés de mépris, de haine. Certains répondent à mon "bonjour", d'autres disent même "merci" en prenant le tract. C'est un flux. Quoi de plus vrai, de plus réel que ces passants pressés qui partent au travail ? Je ne suis pas dans mon élément. Communiquer, même simplement par ce geste… tendre un papier… ça ne m'est pas naturel. Pourtant, j'ai décidé d'aller jusque-là. Ça fait trop longtemps que j'observe sans rien faire. Un autre regarde l'homme couché sur les pavés et s'en inquiète, s'approche de moi, me questionne. Je réponds, hésite encore à bouger. Lui y va, se baisse et parle. Je distingue mal le visage de l’homme couché sur le trottoir. On dirait qu'il est blanc, comme gelé. L’autre homme lui offre un café, le pose à coté de lui, sur le trottoir. Quel froid ! Même bien couvert, j'ai froid. Ça tenaille. Je distribue mes tracts.

   Une heure est passée. Je suis dans ce double flux des départs et des arrivées. Une personne sur trois prend le tract. Le liront-ils ? Deux personnes m'ont adressé la parole : "C'est quoi ?", "PC, ah non!". Je suis aux pieds du mur de mon rapport à l'autre : être capable de parler, de communiquer, d'expliquer, de défendre. Je voudrais dire l'importance, la gravité extrême de ce qui se passe. Oui. Combien liront notre tract ? Parterre j'en ramasse deux. Pour séparer les feuilles entre elles je ne porte pas de gang à la main droite mais l'engourdissement me gêne et dans la précipitation j'en donne deux ou trois aux mêmes personnes. L'homme couché sur le trottoir remue. Il est donc vivant. Il se lève, s'approche de la porte automatique qui s'est refermée. Il regarde dans ma direction. J'essaie de voir son visage. Il a des taches blanches au-dessus de la tempe droite. Qu'est-ce qu'il regarde ? Le néant ? L'heure ? Les mouvements ? J'ai froid aux jambes. Je bouge, fais des "figures" en sur-place. J'essaie de trouver la bonne place mais ça passe de tous les cotés. Certains s'arrangent pour m'éviter. Lui, il est retourné sous sa couverture. Il prend le risque de mourir. Depuis quand est-il étendu là, en plein vent au bord de la route ? Je pense au film "Sans toit ni loi". Personne ne vient. Ni services sociaux, ni pompiers, ni policiers. En deux heures, une seule personne est allée vers lui et lui a offert un café. En le voyant, au début, j'ai repensé à "L'homme qui marche". Le film d'Aurélia Georges. Le personnage principal vend son officine de traduction pour se consacrer à l'écriture, épuise son pécule en hôtel et nourriture, donne quelques cours et faute d'argent, se retrouve à la rue, cesse d'écrire, de s'alimenter et meurt de faim sur un trottoir, en plein Paris au beau milieu des passants et de l'indifférence. Les toutes dernières images montrent une femme qui s'arrête, s'inquiète, se baisse sur cet homme qui a rendu sa vie. Si les abandons sont multiples, les effets sont toujours les mêmes. Deux heures sont passées. Nous décidons d'arrêter la distribution pour aujourd'hui. Je vais vite prendre un café, lire le journal. Une heure après je rentre en repassant par la gare, l'homme couché sur le trottoir est toujours couché sur le trottoir.

y

1 commentaire:

le p'tit rouge a dit…

c'était le 27 février 2013.